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Je pris mon petit déjeuner avec Tori. J’étais sûre que la veille, elle espérait me voir sortir du foyer attachée à un brancard, en train de divaguer, complètement folle après des heures passées attachée et bâillonnée dans le noir. Pourtant, ce matin-là, elle resta assise à manger les yeux dans le vide, impassible, comme si elle avait abandonné.
Si j’avais dit aux médecins ce qu’elle m’avait fait, elle se serait fait mettre à la porte, quelle que soit la position de sa mère au sein de l’institut. Peut-être que le fait que je ne l’aie pas dénoncée après être sortie du vide sanitaire lui avait fait prendre conscience qu’elle était passée très près du renvoi. Peut-être qu’elle s’était rendu compte que son coup monté aurait pu lui être fatal.
Peut-être même se sentait-elle coupable ? C’était sans doute trop demander, mais à voir son expression ce jour-là, toute querelle entre nous était finie. Elle avait déchargé sa bile et compris qu’elle avait failli commettre une très grosse erreur. J’avais beau avoir du mal à demeurer près d’elle après ce qu’elle m’avait fait subir, je ne voulais pas lui faire le plaisir de le lui montrer. Je restai donc assise et me forçai à manger comme si de rien n’était.
Chaque cuillerée de porridge que je m’efforçais d’avaler tombait au creux de mon estomac et se figeait en un morceau de ciment. Non seulement j’étais obligée de manger en présence de celle qui avait failli me tuer, mais en plus je devais à présent trouver quoi faire à propos de Rae. Comment l’annoncer aux garçons ? Derek m’accuserait d’avoir vendu la mèche, à tous les coups.
J’étais tellement perdue dans mes pensées que ce ne fut que lorsque je revins de la douche, et que j’entendis l’éducatrice du week-end, Mme Abdo, parler d’une « porte » et d’une « nouvelle serrure », que je me souvins de notre repérage de la veille. Est-ce que nous nous étions fait prendre ?
— Le docteur Davidoff veut un verrou, répondit Mme Talbot. Je ne sais pas s’il en existe pour les portes intérieures, mais si vous n’en trouvez pas à la quincaillerie, nous appellerons Rob pour faire changer la porte. Après ce qui s’est passé hier, le docteur Davidoff ne veut plus que les jeunes aillent dans ce vide sanitaire.
La porte du sous-sol. Je poussai un soupir de soulagement et poursuivis mon chemin. J’arrivai en bas de l’escalier au moment où Simon sortait la tête de la salle à manger pour jeter un coup d’œil.
— Je me disais bien que je t’avais entendue. Attrape. (Il me lança une pomme.) Je sais que tu aimes bien les vertes. Derek a fait des provisions. (Il me fit signe d’entrer.) Assieds-toi et mange avec nous. Tu vas avoir besoin d’énergie. C’est samedi, et par ici, ça veut dire qu’il va y avoir des tâches ménagères toute la journée.
Comme je passais à côté de lui, il se pencha et murmura : « Ça va ? » Je hochai la tête. Il ferma la porte. Je regardai la table vide.
— Comment va Derek ? demandai-je à voix basse.
— Il est dans la cuisine, il prend des trucs. J’ai entendu dire que vous aviez eu de petites aventures hier soir, tous les deux.
Derek avait insisté pour que nous racontions à Simon que c’était son idée d’invoquer les fantômes zombies, pour que la faute lui retombe dessus si jamais Simon était contrarié d’avoir été exclu. Je m’étais dit que Derek voulait seulement s’attribuer la gloire en prétendant que c’était lui qui avait compris ce que voulait le fantôme. Mais en voyant son expression, je sus que Simon avait en effet le sentiment d’avoir raté quelque chose. J’étais donc plutôt contente qu’il ne pense pas que c’était moi qui l’avais laissé dormir.
Au moment où je m’installais à table, Derek entra, un verre de lait dans une main, un jus de fruit dans l’autre. Simon tendit la main pour en attraper un, mais Derek les posa tous les deux près de son assiette en lui grommelant : « Va t’en chercher un. » Simon se leva, frappa Derek dans le dos, et s’éloigna vers la cuisine.
— Est-ce que ça va ? chuchotai-je.
Derek jeta un coup d’œil à la porte de la cuisine qui se refermait. Il ne voulait pas que Simon sache qu’il avait été malade. Je n’étais pas sûre d’aimer tellement ça. Nous échangeâmes un regard réprobateur, et sa mâchoire serrée me fit comprendre que le sujet n’était pas ouvert à la discussion.
— Oui, ça va, gronda-t-il au bout d’un moment. Le Doliprane a fini par faire son effet.
Ses yeux étaient cernés et un peu injectés de sang, mais les miens aussi. Il était pâle, et ses boutons d’acné étaient plus rouges que d’habitude. Fatigué, mais en voie de guérison. Il n’avait plus le regard fiévreux, et à la façon dont il s’attaqua à son porridge, il n’avait visiblement pas perdu l’appétit.
— J’ai réussi l’examen, docteur Saunders ? marmonna-t-il dans sa barbe.
— J’imagine.
Il grogna en versant davantage de sucre brun dans son bol.
— C’était une sorte d’allergie, comme je t’ai dit. (Il avala trois énormes cuillerées de porridge. Puis il me demanda, les yeux toujours rivés sur son bol :) Qu’est-ce qu’il y a ?
— Je n’ai rien dit.
— Il y a quelque chose. Quoi ?
— Rien.
Il leva la tête et me regarda dans les yeux.
— Ah ouais ?
— Ouais.
Il grommela et retourna à son bol au moment où Simon revint.
— Vous avez vu la liste des tâches ménagères pour la matinée ? dit-il en me passant un verre de jus d’orange.
Il s’assit et tendit la main pour attraper le sucrier. Derek le prit, hésita un instant, puis versa une cuillerée de sucre supplémentaire sur ses céréales. Ils échangèrent un regard. Simon avala son jus d’orange et dit :
— On est de corvée de ramassage de feuilles. Van Dop veut qu’on nettoie les feuilles mortes de l’automne dernier…
Pendant que Simon parlait, Derek leva de nouveau les yeux vers moi et m’observa. Je détournai le regard et mordis dans ma pomme.
Le samedi était en effet le jour des tâches ménagères. D’habitude, je me serais plainte rien que d’y penser (et je me serais dit que j’aimerais autant être en cours), mais ce jour-là, c’était parfait. Le docteur Gill, Mme Wang et Mlle Van Dop parties, Mme Abdo sortie faire des courses, et Mme Talbot occupée à trier des papiers, nous pouvions profiter de la maison. Je proposai d’aider Simon à ratisser pour pouvoir sortir seule avec lui, pendant que Derek était en haut et changeait les draps.
— Tu es en train de changer d’avis, dit Simon une fois que nous fûmes assez loin de la bâtisse pour ne pas être entendus.
— Quoi ?
Il se pencha pour refaire ses lacets, tête baissée.
— Pour l’évasion. Tu as peur de le dire à Derek parce qu’il va t’enquiquiner et faire toute une histoire.
— Ce n’est pas…
— Non, t’en fais pas. De toute façon, j’étais surpris que tu le proposes. C’était une bonne surprise, mais si tu as changé d’avis, c’est pas grave du tout et je ne t’en voudrai pas.
J’avançai vers la cabane.
— Je viens toujours… sauf si toi, tu es en train de changer d’avis et que tu ne veux plus m’emmener.
Il ouvrit la porte de la cabane et me fit signe de rester dehors pendant qu’il s’enfonçait dans l’obscurité en soulevant un nuage de poussière.
— Je devrais probablement te dire que je n’ai pas besoin d’aide, mais pour être honnête… (Il cherchait les râteaux, et ses mots étaient ponctués par des bruits de ferraille.)… je ne pense pas qu’il y aura des problèmes, mais des yeux en plus pourraient être vraiment pratiques si je me retrouve en cavale.
Il émergea avec deux râteaux dans les mains.
— J’aime autant faire les yeux en plus, plutôt que de rester ici à attendre de l’aide, répondis-je.
— Tu veux dire comme Derek ?
— Non, je ne disais pas ça pour lui, fis-je en refermant la porte de la cabane, ainsi que le loquet. Hier soir, il m’a expliqué pourquoi il voulait rester. À cause de ce qu’il a fait. Je le savais déjà, parce que j’ai plus ou moins…
— Lu son dossier ?
— Je… j’étais…
— Tu voulais apprendre des choses sur lui quand il t’a fait du mal. C’est ce qu’il s’est dit. Ce n’était pas bête.
Il se dirigea vers le coin le plus éloigné, là où le sol était recouvert d’une couche de feuilles qui se décomposaient depuis l’année précédente.
— Ne le laisse pas te culpabiliser, ajouta-t-il. Il a lu le tien.
Je haussai les épaules.
— Je suppose que ce n’est que justice.
— Il a lu le tien avant que tu lises le sien. J’imagine qu’il ne te l’a pas dit quand tu lui as avoué.
— Non, en effet.
On commença à ratisser. Simon demeura silencieux pendant au moins une minute, puis leva la tête vers moi.
— J’imagine qu’il ne t’a pas expliqué comment c’était arrivé non plus. La bagarre, je veux dire.
Je secouai la tête.
— Il m’a seulement dit que le mec ne lui avait pas braqué un flingue dessus. Il n’a pas voulu me donner plus de détails.
— C’est arrivé à l’automne dernier. On venait d’emménager dans un trou près d’Albany. Je n’ai rien contre les petites villes, je suis sûr qu’on y vit très bien… enfin pour certains. On ne peut pas dire que ce soient des foyers multiculturels. Mais mon père avait obtenu un job là-bas, et ce trou était le seul endroit où il avait trouvé une sous-location avant que l’année scolaire débute.
Il ratissa ses feuilles jusqu’au tas que j’avais commencé.
— J’étais derrière le lycée, et j’attendais que Derek ait fini de parler au prof de maths. Ils essayaient de mettre au point un programme spécial pour lui. C’était une petite école, pas habituée à des élèves comme Derek. Ou comme moi, en fin de compte.
Une souris détala sous une racine, et Simon s’accroupit pour regarder dans le trou et s’assurer qu’il n’y en avait pas d’autres avant de ratisser autour.
— J’étais en train de mettre des paniers quand trois grands mecs de dernière année se sont approchés sans se presser. C’était le genre Doc Martens, marcel blanc. Quand je les ai vus arriver, j’ai senti que c’étaient des péquenauds qui venaient foutre la merde. Je n’allais pas me sauver, mais s’ils voulaient mettre des paniers, je leur laissais la place, tu vois ?
Un coup de vent éparpilla les feuilles du dessus. Il soupira et baissa la tête. Je lui fis signe de poursuivre pendant que je les ramassais.
— Seulement ils ne voulaient pas le terrain. Ils me voulaient moi. Apparemment, la mère d’un des gars travaillait dans une supérette avant que le magasin soit racheté par une famille vietnamienne et qu’elle se fasse virer. Ça s’était passé un an auparavant, mais j’étais forcément de leur famille, tu comprends ? Je leur ai fait remarquer que, aussi choquant que ça puisse être, les Asiatiques ne sont pas tous de la même famille et ne possèdent pas tous de petits commerces. (Il cessa de ratisser.) Alors quand je leur ai dit que je n’étais pas vietnamien, un des gars m’a demandé ce que j’étais. Je lui ai répondu américain, mais j’ai fini par leur donner ce qu’ils voulaient, et je leur ai dit que mon grand-père venait de Corée du Sud. Eh bien, comme par hasard, l’oncle d’un des mecs était mort pendant la guerre de Corée. Si ce type a eu un cours d’histoire un jour, il a dû dormir tout le long. Il croyait que les Coréens avaient déclaré la guerre aux Américains. Alors je l’ai corrigé. Eh oui, j’ai un peu joué au plus malin. Mon père dit toujours que si je n’arrive pas à apprendre à me taire, il vaudrait mieux que je travaille mes sorts de protection. Et ce jour-là… (il reprit son râteau et baissa la voix), il avait raison.
» Donc j’ai fait le malin, mais j’ai continué à plaisanter, tu vois ? J’ai fait le con. Et puis là, tout à coup, un des mecs a sorti un couteau à cran d’arrêt. Mais il était fermé, et je le regardais comme un abruti, à me demander ce que c’était. Téléphone portable ? Lecteur mp3 ? Et là, hop, la lame est sortie. J’ai essayé de me barrer, mais c’était trop tard. Un autre type m’a donné un coup dans les pieds, et je me suis cassé la figure. Celui au couteau se tenait au-dessus de moi, et je préparais un sort pour le repousser quand Derek est arrivé à fond la caisse. Il a attrapé le mec au couteau, l’a envoyé valser sur le côté, a frappé un autre mec, et le troisième s’est enfui en courant. Le deuxième s’est relevé, il n’avait rien, et il s’est tiré derrière son pote. Mais le premier ? Celui qu’il avait éloigné de moi ?
— Il ne s’est pas relevé, murmurai-je.
Simon planta les dents de son râteau dans une feuille.
— Derek avait raison. Il n’y avait pas de flingue. Mais tu sais quoi ? (Il releva les yeux et me regarda.) Si un type était venu vers Derek avec un flingue, il aurait gardé son sang-froid et géré la situation. Mais ce n’était pas lui qui était en danger. C’était moi. Pour Derek, ce sont deux choses très différentes. C’est dans sa nature, comme dit mon père, le… (Il se mit à ratisser violemment et à racler la terre et l’herbe.) Donc voilà comment ça s’est passé. J’ai fait le malin et je n’ai pas su me débarrasser d’une bande de péquenauds et maintenant Derek…
Il se tut, et je compris que Derek n’était pas le seul à se sentir coupable de ce qui s’était passé.
— Enfin, fit-il au bout d’un moment, tu ne m’as pas fait venir ici pour parler de ça, et si je continue à bavasser, Derek va nous retrouver. J’ai le sentiment que c’est quelque chose dont il vaut mieux que tu ne discutes pas avec lui.
— Non, en effet.
Je lui parlai de Rae.
— Je n’ai pas su quoi lui dire, et c’était encore pire. Mais elle m’a prise complètement au dépourvu. Maintenant, Derek va croire que j’ai fait une gaffe ou que j’ai discuté avec ma copine, que je lui ai confié mes secrets, ce que je n’ai pas fait, je le jure…
— Je sais. Ce n’est pas ton genre. (Il s’appuya sur son râteau.) Rae a raison pour Brady. J’ai utilisé un sort pour le repousser. J’ai été négligent et stupide, mais après ce qui s’était passé avec ces autres gars, je voulais dégainer rapidement, tu vois ? Quand j’ai vu Brady qui essayait de se battre avec Derek, j’ai juste… réagi.
— Tu voulais régler la situation.
— Ouais. Et si Rae vous a surpris quand vous êtes rentrés hier soir, c’est la faute de Derek. Il aurait dû être sur ses gardes. Il a les oreilles qu’il faut, et les… (il hésita) les yeux. Il voit pas mal dans le noir, mieux que nous. En temps normal, il aurait remarqué Rae, mais il devait être préoccupé par l’évasion.
Pas préoccupé, non ; malade et fiévreux. Mais je ne pouvais pas le lui avouer.
— En plus il est de mauvaise humeur, ces temps-ci, reprit Simon. Plus grincheux que d’habitude. Tu sais qu’il a bousillé notre douche ? (Il secoua la tête.) Il a arraché la pomme de douche, alors j’ai dû dire à Talbot qu’elle était déjà un peu cassée. Mais on va devoir lui dire pour Rae.
— Tu crois qu’elle est comme nous ? Surnaturelle ?
— Elle pourrait être un demi-démon. Mais si c’est le cas, qu’est-ce que notre présence signifie ? Quatre pensionnaires sur cinq ? Peut-être Liz aussi, si elle est chamane ? Ce n’est pas une coïncidence. C’est impossible. (Il marqua une pause pour réfléchir.) On verra ça plus tard. Pour l’instant, je suis surtout embêté qu’elle soit au courant de notre plan.
— Elle n’est pas seulement au courant. Elle veut être de la partie. (Il jura à voix basse.) Elle serait utile, ajoutai-je. Elle est beaucoup plus débrouillarde que moi.
— Et que moi aussi. C’est juste que… (Il haussa les épaules.) Je suis sûr que Rae est très sympa, mais ça ne m’aurait pas gêné qu’on soit seulement tous les deux.
Il me regarda. Mon cœur se mit à battre deux fois plus vite.
— Il y a beaucoup de choses dont je veux te parler.
Il me toucha le dos de la main en se penchant si près de moi que je pouvais sentir son souffle dans mes cheveux.
— Qu’est-ce qu’il y a à propos de Rae ? demanda une voix.
Je me tournai pour voir Derek traverser la pelouse.
Simon pesta.
— On t’a déjà dit que le timing, c’est vraiment pas ton truc ?
— C’est pour ça que je ne joue pas de la batterie. Alors, qu’est-ce qui se passe ?
Je lui expliquai.